Eraritjaritjaka, musée des phrases

spectacle musical d'après des textes d'ELIAS CANETTI
conception et mise en scène HEINER GOEBBELS
du 07 décembre 2004 au 19 décembre 2004
Berthier grande salle



avec André Wilms et le Quatuor Mondrian

De Heiner Goebbels, l'un des créateurs les plus marquants du paysage théâtral actuel, les spectateurs de l'Odéon ont pu découvrir le travail en 1999 à l'occasion d'Eislermaterial. Quant à André Wilms, il est sans conteste l'un de nos acteurs les plus intenses et les plus exigeants. Wilms et Goebbels se sont donnés à nouveau rendez-vous pour prolonger une aventure commune commencée en 1993 avec Ou bien le débarquement désastreux et poursuivie en 1998 avec Max Black. Leur nouveau projet constitue la troisième et dernière station de ce qui apparaît rétrospectivement comme un voyage à la découverte de ce qui s'est appelé «l'humain» à travers l'Europe du dernier siècle.

La première étape, qui fit découvrir en France le «théâtre musical» pratiqué par Goebbels, s'interrogeait sur l'émergence massive de l'individu comme tel, et était abordée par le biais d'une confrontation entre l'individu et l'étranger. La deuxième étape abordait le problème de la singularité par un autre angle. Pareil à une sorte d'alchimiste fou dont les gestes autant que les mots étaient captés, sonorisés et relayés en direct par un dispositif électronique quadrillant tout le plateau, André Wilms, seul en scène, conduisait d'étranges expériences, provoquait des réactions théâtrales en chaîne en vue de parvenir à cette pierre philosophale que serait l'invention de soi-même.

 

Les figures de l'«individu» selon Goebbels sont inséparables d'une histoire de la sensibilité et de la pensée européennes. Ou bien le débarquement désastreux s'inscrivait dans une atmosphère coloniale. Max Black se situait plutôt dans une France des années de l'entre-deux-guerres. Avec Eraritjaritjaka (terme des Aborigènes d'Australie qui désigne à peu près le sentiment d'être empli de désir pour quelque chose qui est perdu), Goebbels et Wilms abordent désormais aux rives de notre époque. Car l'auteur tutélaire sous l'invocation duquel le spectacle est conçu, et qui en fournit non seulement le titre mais la matière textuelle, n'est autre qu'Elias Canetti (prix Nobel 1981), dont l'Europe va célébrer en 2005 le centenaire de la naissance. Penseur capital, témoin splendide, polyglotte et cosmopolite d'une Mitteleuropa où il se lia d'amitié avec nombre de penseurs, il dut fuir le nazisme après la Nuit de Cristal et se réfugier à Londres. Une telle figure d'écrivain était faite pour retenir l'attention d'un créateur comme Goebbels, et pour inspirer le troisième volet de son triptyque.
Le spectacle, en recueillant des sentences isolées et des maximes de Canetti, vise à traduire scéniquement et à faire partager la tranchante intelligence de son regard. Musicalement, le lapidarium (ou «musée des phrases») de Canetti, dont André Wilms donne une interprétation saisissante, prend la dimension d'une partition-hommage au quatuor à cordes, forme emblématique et parfaite de la musique savante européenne. En puisant au répertoire qui - de Ravel à Kurtág - traverse le XXème siècle, Heiner Goebbels compose, entre gravité et ironie, un réseau de correspondances possibles entre les phrases de Canetti et la musique de son siècle. Jusqu'à cette société ultime décrite par Canetti qui se pose, en coda irréelle, sur l'Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach, illustration par excellence de musique absolue et initiale.