James Baldwin


10 février 2014 2014

Grande Salle

Je me tiens debout à la fenêtre de cette grande maison, dans le sud de la France, tandis que tombe la nuit, la nuit qui mène à l'aube la plus terrible de ma vie. J'ai un verre à la main, une bouteille devant moi. J'aperçois mon image dans la lueur de plus en plus obscure de la vitre ; mon image est élancée, un peu comme une flèche, mes cheveux blonds brillants. Mon visage ressemble à un visage que vous avez vu maintes fois. Mes ancêtres ont conquis un continent, ils ont traversé des plaines jonchées de morts jusqu'à un océan qui, tournant le dos à l'Europe, faisait face à un plus sombre passé.
Je serai peut-être ivre d’ici l’aube mais cela ne me sera d’aucun secours. Je prendrai le train pour Paris malgré tout. Le train sera un train comme les autres ; les gens, qui essaieront comme toujours de trouver un certain confort, une certaine dignité, sur les sièges de bois à dossier raide des troisième classe, seront des voyageurs comme tous les voyageurs, et moi je serai toujours moi.



La chambre de Giovanni, trad. Elisabeth Guinsbourg, Paris, 1998, éd. Rivages-Poche




Né à New-York, Harlem, en 1924, James Baldwin est auteur de romans, d'essais et de pièces sur la difficulté d'être noir en Amérique, sur la liberté de l'individu et l'amour du prochain. Le thème de la discrimination est récurrent dans ses œuvres, qu'elle soit d'ordre racial ou sexuel. Après avoir publié des critiques littéraires et ses essais dans de nombreuses revues progressistes américaines, il quitte les États-Unis en 1948 « pour éviter de devenir fou comme son père, drogué ou criminel » dira-t-il, et s'installe à Paris puis à Saint-Paul de Vence. Son premier roman, Go Tell It On The Mountain (La conversion) est publié en 1953. Il y dépeint le passage à l'âge adulte d'un garçon dans le Harlem des années 1930 et le conflit avec son père pasteur. Les trois essais de Baldwin : Chronique d'un pays natal (1955), Personne ne sait mon nom (1961) et surtout  La prochaine fois, le feu (1963) - qui lui vaudra la célébrité mondiale - font de lui une figure incontournable, porte-parole de la lutte pour les droits civiques. Baldwin a reçu de nombreux prix littéraires et distinctions.  Il meurt à Saint-Paul de Vence en 1986.