La soirée Re:Creating Europe dirigée par Ivo van Hove a été introduite par Bas Heijne, un des plus célèbres romanciers et essayistes des Pays-Bas.
Il écrit depuis 1991 à propos de sujets de sociétés dans les colonnes du journal néerlandais NRC Handelsblad. Il a reçu en 2017 le prix P.C. Hooftprijs pour l'intégralité de son travail d'essayiste.
Retrouvez ci-dessous son texte d'introduction prononcé le 4 mai dernier aux Ateliers Berthier.
« En 1985, il fut décidé de faire de l'Hymne à la joie de Beethoven, bouquet final de sa Neuvième Symphonie, l'hymne officiel de l'Union européenne. Le message était aussi clair qu'exaltant. Une Europe véritablement unie serait aussi une Europe fraternelle. Elle serait bien plus qu'un arrangement pragmatique, essentiellement économique, entre des États-nations distincts. Pour tout dire, elle serait une communauté d'un genre nouveau, une communauté éclairée, unie par une profonde compréhension mutuelle. Une compréhension non seulement d'un héritage culturel commun, mais aussi de l'humanité que nous partageons.
Depuis lors, l'éclat romantique du poète allemand Schiller, mis en musique de façon si enthousiasmante par Beethoven, a été interprété à l'occasion de toutes les circonstances et cérémonies « européennes » importantes (l'exemple le plus célèbre reste Berlin après la chute du Mur en 1989). Cette musique n'était ni plus ni moins qu'une mobilisation générale proclamée par l'art, une déclaration d'amour non pas pour Dieu, mais pour l'homme lui-même. Elle contenait la promesse qu'à l'avenir, l'homme serait capable de s'élever au-dessus de lui-même, de dépasser enfin les limitations dues à la nationalité, à la race, à la classe et au sexe. Un jour viendrait où l'Europe unie, bien que n'étant encore qu'un processus en cours et très loin d'être pleinement réalisée, serait l'expression parfaite d'un tel sentiment.
L'engagement envers les valeurs des Lumières n'a jamais été sans risque. Quand on repense à notre propre époque, plus sceptique et désillusionnée, pareil optimisme peut sembler irréfléchi, ou tout au moins naïf. Mais en ce temps-là, comme certains d'entre vous qui êtes présents ici ce soir s'en souviennent peut-être, ce sentiment était largement partagé, quoique avec moins de passion, peut-être, que Friedrich Schiller ne l'avait exprimé. Je me suis entretenu récemment avec Ivan Jablonka, célèbre historien et sociologue français, qui vient d'écrire un petit ouvrage sur les vacances de sa jeunesse, dans les années 80, occupées à parcourir l'Europe avec ses parents à bord d'un Combi Volkswagen. Son essai s'intitule En Camping-car. Il y décrit comment ses souvenirs de ces explorations passionnantes de l'Europe ont été imprégnés de l'irrépressible optimisme de ce temps-là.
Pour Jablonka et sa famille, cet optimisme avait évidemment été payé cher. Ils ont connu la part ténébreuse de l'histoire européenne. Ses deux grands-parents paternels ont été assassinés à Auschwitz. Après la guerre, le père de Jablonka a grandi dans des orphelinats tenus par des organisations juives-communistes. Le fait que la famille Jablonka ait sillonné l'Europe à bord d'un Combi Volkswagen était à la fois très symbolique et ironique. Volkswagen, le véhicule vanté par Adolf Hitler, avait tenu lieu de symbole du succès social, économique et technologique du Troisième Reich. Pour Jablonka et ses parents, leurs vacances furent à la fois une façon de se venger du passé et de s'en échapper. « Dans notre camping-car », me dit Jablonka, « on a fait faire marche arrière aux trains pour Auschwitz. C'était nous qui roulions vers la liberté et le bon temps. »
Ce monde de grandes espérances, a ajouté Jablonka, n'existe plus aujourd'hui. L'Europe où il vit aujourd'hui, où l'antisémitisme et le nationalisme sont à nouveau en hausse, ne ressemble plus à l'Europe de sa jeunesse. L'avenir est très incertain. Nous ne savons pas où va l'Europe. Je suis persuadé que vous ne devez pas être nombreux à penser encore que l'avenir nous conduit vers la liberté et le bon temps.
L'Europe unie s'est avérée être un succès à bien des égards, mais la fraternité promise par Schiller et Beethoven n'a pas été atteinte aussi facilement.
Si tant est qu'elle l'ait jamais été.
Peut-être ne devrions-nous pas en être surpris. Liberté, égalité, fraternité – dans cette glorieuse devise de la Révolution française, la fraternité a toujours été un peu à part. Il est si difficile de définir la fraternité. La liberté et l'égalité concernent la relation entre l'individu et la société dont il fait partie. Leur concept a beau être compliqué, elles se laissent tout de même, jusqu'à un certain point, mesurer, réglementer et protéger. Le niveau de liberté et d'égalité admet une expression en termes statistiques.
Mais la fraternité ?
La fraternité est une affaire de personnes entre elles. Elle peut être encouragée, mais sa source ne peut être qu'intérieure. Elle ne saurait être inspirée d'en haut. Impossible d'imposer la fraternité par décret.
Et nous savons tous à quel point la fraternité peut être fragile. Combien facilement l'amour peut se transformer en répulsion – voire en haine inexpiable. En outre, la fraternité est susceptible de glisser de l'affinité plus universelle avec les autres êtres humains jusqu'à une conception beaucoup plus étroite de la fraternité – l'amour exclusif du groupe, de ceux qui vous ressemblent, qui pensent comme vous, qui sont membres de la même nation que vous.
Le problème avec le premier genre de fraternité, c'est que plus elle est inclusive, plus elle devient abstraite. Telle est la grande malédiction du libéralisme. La fraternité en tant que notion abstraite, raccourci paresseux de l'universalisme, langage usé et désespérément bureaucratisé de l'inclusivité – plus elle devient généralisée, plus elle s'expose aux attaques et au ridicule.
Ce n'est pas nouveau. Le penseur ultra-conservateur français Joseph de Maistre l'a dit en termes cinglants, lorsqu'il s'en est pris à la Constitution française de 1795, prétendument élaborée, dit-il, « pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. Au cours de ma vie, j'ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc... je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais, quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie ; s'il existe, c'est bien à mon insu».
Il suffit de regarder les tensions qui menacent de déchirer l'Europe aujourd'hui. Fondamentalement, ce sont les deux idées de la fraternité qui s'affrontent. D'un côté, l'idée éclairée et universelle de fraternité qui transcende les idéaux étroits de la culture et de l'appartenance. De l'autre, l'idée de fraternité découlant de la tradition de pensée des Contre-Lumières, la conviction qu'une notion commune de Nation, de culture, d'histoire unit les gens plus intensément que les notions abstraites d'Homme ou d'humanité partagée. C'est le message des Contre-Lumières : à bien y réfléchir, les gens ne sont pas vraiment égaux. Et ne devraient donc pas être traités comme tels.
Telle est à mon avis la thèse que l'idéologue d'extrême-droite du Parti de la Liberté d'Autriche (FPÖ), Andreas Mölzer, a très bien résumée dans un entretien récent accordé à un magazine néerlandais.
« Bien sûr que nous croyons en la liberté, » déclare-t-il, « mais nous croyons en notre liberté. »
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'avec la montée du national-populisme, vous pouvez trouver ces tensions partout en Europe. Dans certains pays, comme la Grande-Bretagne après le référendum du Brexit, cela ressemble presque à une guerre civile. Maintenant que l'Europe se défend de l'intérieur contre ses propres opposants, dont certains visent ouvertement la destruction l'UE, certains penseurs et commentateurs sont devenus obsédés par les défaillances du projet européen.
Ces défauts sont évidents et ne doivent jamais être négligés : pas assez de démocratie, trop de bureaucratie. Trop de technocrates, pas assez de romantiques. Trop de division, pas assez d'objectifs. Trop de chiffres, trop de statistiques, trop de procédures et de réglementations. Pas assez d'idées.
La première conception de la fraternité, celle qui est partie intégrante de l'imaginaire européen depuis le début, est en effet devenue un peu un cliché. Un geste trop familier, plutôt creux. Plus important encore, elle est également perçue par ses adversaires comme l'idée confortable d'une élite aisée de progressistes, une idée qu'ils célèbrent allègrement dans les conférences et les festivals, mais qui exclut les gens moins bien lotis. On entend beaucoup de discours pour prêcher les convaincus, on voit beaucoup moins de tentatives pour persuader les gens qui ont une vision très différente des bienfaits d'une Europe unie. Sans compter que l'universalisme du projet européen est bel et bien suspecté, du seul fait qu'il est perçu comme synonyme de mondialisation et de néo-libéralisme.
Cela étant, toutes ces critiques à l'égard de l'Union européenne, aussi dominantes soient-elles dans le débat public, ne signifient pas que l'idée d'une Europe unie soit perdue. Bien au contraire. Des sondages récents révèlent encore un large soutien à l'Union européenne, si important que de nombreux partis anti-européens, y compris aux Pays-Bas et en France, ne parlent plus de quitter l'Union.
Si nous voulons imprimer un nouvel élan à l'idée que l'Europe est une communauté de valeurs partagées, il est de notre devoir de répondre aux critiques avec un esprit ouvert, au lieu de nous cacher derrière une rhétorique sécurisante faite de mots vides. Et nous devrions admettre que la fraternité célébrée par Beethoven et Schiller risquera à tout jamais de rester hors de notre portée. Nous nous efforçons de l'atteindre, mais cela exigera toujours des efforts. Non seulement à cause de nos adversaires, les disciples de Joseph de Maistre, mais aussi à cause de cette âme divisée que nous portons en nous-mêmes.
Cela, parce que les différences culturelles existent, et qu'il est dangereux de les nier. Je suis Néerlandais, vous êtes Français – il serait serait tout bonnement stupide de supposer que nous portons le même regard sur toutes choses. D'autre part, il est encore plus dangereux de penser que ces différences ne pourront jamais être surmontées, qu'elles sont gravées dans la pierre, que la culture détermine tout.
Il y a la culture, mais il y a aussi l'art. Jamais l'art véritable ne peut nier l'individu derrière l'idée abstraite de l'Homme. Ce n'est que dans l'art que nos âmes divisées, nos contradictions intérieures, peuvent être librement explorées. L'art fait partie de notre culture, mais il est aussi capable de renverser les idées étroites que nous nous faisons sur nous-mêmes et sur l'Autre, il peut renverser nos préjugés culturels, ébranler les idées les plus chères que nous nous faisons sur notre propre histoire et nos manières traditionnelles de faire, il nous fait découvrir notre propre humanité – mais aussi nos impulsions profondément inhumaines. C'est exactement la raison pour laquelle tant de partisans de l'idée de « culture nationale » n'éprouvent en fait que haine pour l'art. L'art véritable est toujours ambivalent. Et en ces temps polarisés, l'ambivalence est de plus en plus perçue comme quelque chose de suspect et de faible.
Le spectacle auquel vous allez assister explore l'ambivalence d'une Europe unie à travers de nombreuses voix différentes.
Bruyantes ou silencieuses. Rationnelles ou romantiques. Visionnaires ou pragmatiques. Euphoriques ou profondément suspicieuses.
Ensemble, elles nous font sentir que, malgré toutes nos différences, nous partageons une histoire commune depuis soixante ans. C'est une histoire dans laquelle le progrès alterne avec les régressions, l'illusion avec la désillusion, les idées brillantes avec des erreurs idiotes – bref, il en va d'elle comme de toute histoire. Ce que ce spectacle montre, du moins ce qu'il m'a montré à moi, c'est qu'au bout du compte, ce qui nous rassemble est bien plus que ce qui nous sépare. Il vous fera également ressentir, comme il me l'a fait ressentir, que l'idée d'une Europe unie peut être fortement contestée, mais qu'elle est bien vivante. Et qu'il vaut la peine, du moins à mes yeux, de se battre pour elle.
Je vous remercie. »
Bas Heijne
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Un événement créé et produit par Internationaal Theater Amsterdam et le Centre pour les Arts De Balie
en coréalisation avec le Théâtre de la Ville, dans le cadre des Chantiers d’Europe
avec le soutien du Dutch Performing Arts