Hamlet [un songe]

d'après WILLIAM SHAKESPEARE
mise en scène GEORGES LAVAUDANT
du 27 avril 2006 au 27 mai 2006
Théâtre de l'Odéon



avec Astrid Bas, Anna Chirescu, Estelle Galarme, Axelle Girard, Ariel Garcia Valdès, Georges Lavaudant, Babacar M'Baye Fall, Joseph Menant, Philippe Morier-Genoud, Pascal Rénéric.

Voyage du comédien
En toile de fond, l'image du premier meurtre, qui fut un fratricide : Caïn tuant Abel. Et au-delà, celle du jardin d'Eden, devenu après la Chute une friche livrée aux herbes folles, où la fécondité, dans son excès même, ne se laisse plus séparer de la fermentation, où le soleil fornique avec les charognes pour y engendrer des vers. Luxure et luxuriance, vie et mort grouillantes confondues, s'entre-parasitant dans la pourriture.
L'impensable : une mère qui fut - et reste aux yeux de toute la cour, hormis son fils - l'incarnation de la vertu, la plus digne compagne du parfait souverain, cette femme céleste, devenue veuve, épouse le frère du roi défunt, son successeur sur le trône, autant dire son double ou son reflet - mais inversé, hideuse doublure, imposture au masque creux sous les traits duquel "ce chancre de notre nature" infecte et ronge le corps de l'Etat. Oui, la mère d'Hamlet a pu s'unir à ce monstre, un petit mois à peine après les funérailles, comme si elle ne voyait entre ses deux maris aucune différence. - Un petit mois, autant dire rien. Il faut y insister : du point de vue d'Hamlet, à la place du père, l'oncle usurpateur s'est substitué quasi instantanément. Le temps pour le prince de cligner des yeux, et que voit-il ? Claudius sur le trône, Gertrude à son bras, et le reste du monde qui fait comme si de rien n'était. Un incompréhensible cauchemar. - Ici encore, la confusion règne, et les contraires les plus irréconciliables paraissent, dans le choix de Gertrude, se superposer, voire se mêler de la façon la plus abominable, la plus affolante. Du moins pour Hamlet. La cour ne manifeste aucune réticence, aucun trouble, et pour tout dire, paraît dépourvue de toute mémoire : un roi chasse l'autre. Hamlet révulsé reste seul à tenter de concevoir comment, s'il est vrai que mari et femme sont une seule chair, sa mère peut supporter d'incarner dans la sienne la coexistence des deux frères, le mort et le vivant (avant même d'avoir appris qu'ils sont aussi la victime et l'assassin).
Se méfier des apparences, sans doute. Et pourtant, comment se passer d'elles ? Hamlet, à la cour d'Elseneur, est le seul à porter encore le deuil de son père. Il fait tache, littéralement ; une tache noire. Impossible de ne pas le remarquer. Cependant cette tache ne révèle rien encore. Elle n'est qu'un costume, un signe, susceptible d'être endossé par n'importe qui. Rien ne garantit la vérité de ce signe, pas plus qu'il ne décele quoi que ce soit de la vérité intime d'Hamlet. Et pourtant, le prince est contraint de ne pas s'en dépouiller : ce signe si insuffisant, méprisé, récusé, lui est néanmoins nécessaire et doit être conservé. Retirer ce sombre vêtement, c'est sacrifier la seule trace de sa sourde dissidence, c'est se condamner à adopter la parure des autres courtisans. (Entre le grand deuil et l'habit de fête, il n'y a pas de troisième terme ; il n'y a pas de nudité possible. Car nous vivons après la Chute.)
Le code vestimentaire n'est pas le seul a être ainsi comme verrouillé. Hamlet répond aux sollicitations de son oncle et de sa mère par des jeux de mots qui sont des formations de compromis : d'un côté, en effet, le prince ne peut se révolter ouvertement contre le nouveau pouvoir, mais de l'autre, il n'est pas question pour lui de jouer hypocritement le rôle qu'on lui propose. Reste alors la ressource du silence, qui n'est brisé que pour lancer de brèves paroles à double entente ou proclamer la permanence d'une vérité intérieure aussi incorruptible qu'elle est indicible. Mais cette position-là, à plus ou moins long terme, est intenable. Hamlet le sait bien, murmurant à soi-même dans la solitude que son coeur devra se briser, puisqu'il lui faut se taire.
Et c'est alors que toute expression paraît impossible que s'ouvre pour le prince la voie de l'action - une action qui n'est pas seulement possible, mais nécessaire. Le Spectre paternel, dans la mesure où il impose à Hamlet une mission qui paraît simple - venger son meurtre - lui fait don d'une véritable libération. D'un autre côté, toutefois, il assortit cette mission de conditions qui compliquent singulièrement la tâche du vengeur : ne pas souiller son âme, ne rien entreprendre contre sa mère. Comment donc faut-il s'y prendre pour préserver sa pureté dans ce royaume de la corruption ? Comment éviter d'être à son tour contaminé ? Graves questions sur lesquelles le Spectre reste muet, et d'autant plus redoutables que lui-même, malgré les apparences, pourrait être l'instrument choisi par le démon pour perdre le pauvre Hamlet en l'infectant de mensonges trop conformes aux désirs informulés de son "âme prophétique". Le fils du fantôme est désormais porteur d'une révélation secrète, mais rien n'en garantit encore la véracité : il lui va falloir la mettre à l'épreuve en ouvrant l'enquête à Elseneur.
La voie de l'action, à peine entrouverte, s'avère être ainsi d'un accès plus compliqué qu'il ne semblait, et réclamer à titre préalable un curieux détour par l'expression. L'enquête, en effet, exige qu'Hamlet se tienne aux aguets sans se laisser percer à jour. Parmi tous les déguisements possibles, pourquoi choisit-il celui de la folie ? Toutes les raisons auront été invoquées par les commentateurs, à commencer par la plus évidente : parce que ce masque-là est le mieux ajusté, au point d'en être évanouissant (Hamlet est celui qui s'avance à la fois masqué et à découvert : nouvelle figure, inattendue, de la confusion qui règne décidément en maîtresse au Danemark). Parce qu'il permet à Hamlet de ne rien sacrifier, ni du deuil interminable qu'il porte de son père, ni de l'horreur fascinée que lui inspire le désir maternel. Parce que le héros, par ce biais, peut transmuer en figure libre une attitude "mélancolique" jusque-là imposée par la situation et y puiser l'aliment d'une étrange allégresse. Mais peu importe, au fond, dans la mesure où l'intérêt dramatique d'un pareil choix suffirait amplement à le justifier : comme l'a écrit Paul Veyne dans une note de L'Elégie érotique romaine, qu'importe le flacon psychologique, pourvu qu'on ait l'ivresse des grandes scènes mémorables ?
Désormais, Hamlet peut à la fois exprimer son être et refléter celui des autres, renvoyant à chaque regard l'image de l'interprétation qu'il pose sur lui, confirmant tous les diagnostics : à Polonius, il apparaît fou par amour ; à Rosencrantz et Guildenstern, dépressif pour cause d'ambition frustrée. Devant chacun, Hamlet émet en virtuose les signes que l'on attend de lui, tout en lisant à son tour dans ses interlocuteurs à livre ouvert. Vrai ou faux, le semblant, loin d'être une entrave ou un écran, est devenu le matériau et le jeu même de la liberté. Comme si le prince enfermé - captif de son costume, retenu contre son gré à Elseneur, errant désoeuvré dans la prison du monde, dont le Danemark est "l'un des pires" cachots - avait fait de son enfermement la clef de la plus haute délivrance et de la plus imparable évasion (Ariel Garcia Valdès l'a confié un jour pendant les répétitions : pour s'échapper vraiment, Hamlet ne scie pas les barreaux de sa cage - il en ajoute d'autres, bloque la porte et prend la fuite vers le Dedans, où nul ne pourra plus le rattraper, à la façon d'un poète comme Stanislas Rodanski, qui choisit de quitter le monde par l'asile). Contrainte qui devient l'occasion d'une suite de scènes d'anthologie, conduites par Hamlet à son gré, et qui découvrent au spectateur ce que peut être le grand, le double jeu de l'interprétation.
Ces scènes sont de deux sortes : plutôt comiques, plutôt atroces (bien entendu, les premières ont aussi leur côté cruel, et les secondes ne sont pas dénuées d'un certain humour presque inhumain). Car le jeu que joue Hamlet a son revers, cette liberté a son prix. Un regard qui déchiffre s'expose du même coup au risque de devenir à son tour matière à interprétation. Le fou virtuose peut bien se jouer de courtisans superficiels comme Polonius, Rosencrantz ou Guildenstern en s'ajustant à leur lecture pour singer les réponses qu'ils désirent, et les scènes qui s'ensuivent sont aussi féroces que drôles. Mais qu'arrive-t-il quand on est confronté à ses propres questions, ou si l'on préfère, à son autre ? Hamlet en a plusieurs : Claudius, Ophélie, Gertrude. Pour chacune de ses rencontres fatidiques avec ces trois-là, les critiques anglais ont forgé un surnom familier : play scene ou celle du théâtre, nunnery scene ou celle du couvent, closet scene ou celle du cabinet. Trois lieux, donc : le premier, piège à regards et machine à visibilité ; le second, hors du monde et de ses atteintes ; le troisième, sans doute au foyer des questions qui hantent Hamlet.
Dans la play scene, Hamlet ne peut surprendre la culpabilité de son oncle en interprétant sa réaction devant La Souricière sans que celui-ci, par contrecoup, sache désormais que Hamlet sait (dès ce moment, la pièce entre dans une nouvelle phase : le compte à rebours a commencé. Et si l'on demande ce que cette scène a d'atroce, que l'on s'imagine un fils mettant en scène la mise à mort de son propre père, et commentant un tel spectacle sur un ton provocant). Le prince-régisseur n'hésite pas, d'ailleurs, à défier le monarque : en identifiant l'assassin, "un certain Lucianus", comme "neveu" et non pas frère "du roi", il précise en effet pour qui sait l'entendre que l'empoisonneur est l'image à la fois de Claudius et de Hamlet, et que le régicide joué sur scène annonce peut-être une mort à venir autant qu'il donne à voir la mort passée. Etrange figure, où criminel et vengeur partagent fugitivement les mêmes traits : Claudius occupe la place du prince (inutile d'insister sur les dimensions psychanalytiques de cette usurpation - il suffit de noter qu'en principe, ce sont les fils qui sont appelés à succéder à leurs pères) ; en conséquence et comme en vertu de la symétrie qui préside à toute vengeance, la réplique du prince aura donc consisté à montrer qu'il occupe la place de Claudius.
Ophélie, en revanche, serait comme le point aveugle de l'appareil optique qu'est Hamlet, qui projette sur elle, avec l' "impureté" de son propre désir, ce qui reste pour lui, encore et toujours, le problème féminin (comment donc le péché s'est-il introduit dans le monde, comment est-il possible que la beauté puisse être autre chose que le pur visage de l'honnêteté ?). Devant Ophélie, miroir du miroir princier, celui-ci ne peut que se fêler. Comme lui, elle doit tenir un langage gauchi par la nécessité de tenir un rôle sous le regard de tiers. Elle est la seule à réellement reconnaître sa souffrance, avant même de chercher à la nommer ; la seule aussi à en donner une déchirante image, par son propre égarement puis par la "mort boueuse" où elle sombre avec ses fleurs (c'est le retour poignant de son visage sans vie sous les yeux de son fiancé que prépare toute la scène du cimetière : Hamlet plaisante avec le fossoyeur, s'exerce à méditer sur les vanités du monde en passant les crânes en revue, sans se douter que le trou creusé à ses pieds est destiné à celle qu'il aima, et qui va lui revenir comme une réponse silencieuse à l'une de ses questions : belle et honnête, oui, autant qu'on peut l'être ici-bas ; morte, aussi).
Sur Ophélie, trop sensible, chaque coup aura porté ; sur Gertrude, aucun. Dans la closet scene, pourtant, elle semble plus d'une fois près de succomber : les mots-poignards dont Hamlet l'accable succèdent au meurtre de Polonius et sont interrompus par l'entrée en scène d'un Spectre qu'elle ne peut voir. Mais à chaque fois, quelle que soit la violence ou la soudaineté des chocs, Gertrude paraît les surmonter presque aussitôt, à moins qu'elle ne les oublie - son âme se referme sur eux comme une eau. Elle est, au fond, aussi énigmatique que son fils, et rien ne permet de pénétrer son silence ; contrairement à Ophélie et Claudius, elle n'a pas droit au moindre monologue. Les commentateurs, depuis toujours, se demandent si elle n'a été séduite par Claudius qu'après le régicide, ou si elle a été complice du meurtre de son premier mari. Shakespeare a semé, de ci - de là, des indices qui le laisseraient plus ou moins entendre, et à tel ou tel propos qu'il tient, on pourrait supposer qu'Hamlet lui-même nourrit de tels soupçons sans aller jusqu'à les formuler tout à fait. Délices pour détectives textuels. A vrai dire, livre en main, il paraît impossible de trancher ; mais il semble en tout cas que si Hamlet est à ce point tourmenté par ce qu'il ne sait pas du désir maternel, il en souffre d'autant plus que sous ses questions manifestes - comment peut-elle partager la couche d'un être aussi répugnant ? - s'en dissimule une autre, plus discrète sinon plus douloureuse : a-t-elle donc pu, par amour pour un tel amant, collaborer au meurtre de son époux ?
Play scene, nunnery scene, closet scene. Scènes où le roi entend le prince à demi-mot ; où la bien-aimée entend plus qu'elle ne peut et que n'en sait le bien-aimé ; où la mère et le fils rejouent de concert leur fantastique malentendu. Alors, qu'aura appris le héros à l'issue de l'enquête où il s'est jeté à corps perdu ? A l'interprète et au public de le dire. Mais un lecteur aura peut-être le sentiment que la vérité du Spectre n'était pas le moindre de ses pièges. Hamlet vérifie scrupuleusement l'exactitude de ses accusations, allant jusqu'à se faire assister d'Horatio pour ne pas se fier à son propre jugement ; une fois convaincu que le Spectre disait vrai, il décide d'assouvir sa vengeance. En somme, il conclut de la véracité de l'apparition à son caractère non diabolique. Mais la vérité même pourrait, elle aussi, n'être parfois qu'une ruse du démon, et l'une des plus subtiles. Hamlet ne peut, en effet, savoir ce qu'il en est de Claudius sans que la question de sa mère en soit en lui exacerbée et que l'impureté de tout désir y trouve à ses yeux une effarante confirmation. Ophélie était sans doute la grâce d'Hamlet ; en rejetant les lettres qu'elle lui tend, en refusant de lire quel don elle cherche à lui faire sous couleur de restitution, Hamlet se détourne de cette grâce. Il ne voit pas en elle la réponse à son si fameux monologue : si la vie était telle qu'il la décrit, si elle ne consistait qu'en tourments, alors "qui donc", en effet, "supporterait le fouet et les affronts du temps,/ les torts de l'oppresseur, les injures de l'arrogant,/ les affres d'un amour dédaigné, les retards de la loi,/ l'insolence des autorités, et le mépris/ qu'un mérite patient souffre auprès d'êtres indignes » ? Mais cette existence-là prend aussi, parfois, le beau visage oublié, sacrifié, d'une très jeune femme.
Hamlet, après l'avoir revue au cimetière, marche sereinement à sa propre mort. Comme si toute la pièce n'était que le vaste mécanisme lui permettant de gagner enfin « cette contrée non découverte dont nul voyageur/ n'a repassé la frontière ». Peu après son entrée en scène, le héros déplorait que Dieu ait édicté sa loi « contre le meurtre de soi-même » ; tout Hamlet peut donc aussi être lu comme le détour grâce auquel un prince suicidaire parvient à faire tourner contre lui-même les armes dont il s'interdit d'user, de façon à pouvoir enfin articuler ces paroles proprement insensées : « Horatio, je suis mort [...]. Je suis mort, Horatio ». La vengeance n'est donnée que par surcroît, par raccroc, presque en post-scriptum. Hamlet, personnage sans emploi, isolé, à l'existence comme usurpée, finit ainsi par atteindre une sorte de calme, de suspension, de vacance ou de sens de l'instant qui donnent à sa présence, y compris rétrospectivement, son caractère si particulier (Ariel Garcia Valdès dit que le prince est à cet égard tout le contraire de Richard III : autant celui-ci rayonne, imprime aux circonstances, avec l'énergie inlassable d'un soleil d'York, la marque de sa verve théâtrale, autant Hamlet, selon son interprète, est présent « par intermittences », clignotant comme une étoile très lointaine, toujours au bord d'un mouvement de retrait). Au prince méditatif qui va jusqu'à mêler être et non-être sous les espèces uniques du songe sans plus réserver dans nul au-delà un abri sûr contre le fait de l'existence, l'ici-bas de la scène offre en définitive les moyens d'y aller voir lui-même. Oui, peut-être la tragédie de Hamlet est-elle aussi cela : une machine à mourir, à reproduire sous forme sensible, leçon pour l'œil non moins que pour la pensée, la noblesse d'un homme seul rejoignant enfin son silence.

Daniel Loayza, 12 avril 2006