Emil Cioran


24 juin 2013 2013

Grande Salle

C’est à tort que l’on se fait de l’exilé l’image de quelqu’un qui abdique, se retire et s’efface, résigné à ses misères, à sa condition de déchet. À l’observer, on découvre en lui un ambitieux, un déçu agressif, un aigri doublé d’un conquérant. Plus nous sommes dépossédés, plus s’exacerbent nos appétits et nos illusions. Je discerne même quelque relation entre le malheur et la mégalomanie. Celui qui a tout perdu conserve comme dernier recours l’espoir de la gloire, ou du scandale littéraire. Il consent à tout abandonner, sauf son nom. Mais son nom, comment l’imposera-t-il, alors qu’il écrit dans une langue que les civilisés ignorent ou méprisent ? Va-t-il s’essayer à un autre idiome ? Il ne lui sera pas aisé de renoncer aux mots où traîne son passé. Qui renie sa langue, pour en adopter une autre, change d’identité, voire de déceptions. Héroïquement traître, il rompt avec ses souvenirs et, jusqu’à un certain point, avec lui-même.



Emil Cioran, Avantages de l’exil in La tentation d’exister (coll. Quarto, éd. Gallimard)



Emil Cioran est né en 1911 en Transylvanie (alors Autriche-Hongrie) d’un père pope orthodoxe et d’une mère athée. Il a sept ans lorsque la Transylvanie rejoint la Roumanie. Il fait des études de philosophie à l’université de Bucarest dès l’âge de 17 ans. Il étudie deux ans à Berlin, rentre en Roumanie puis arrive en France à la fin de l’année 1937 comme boursier de l’Institut français de Bucarest. Il ne reviendra jamais en Roumanie, où ses livres sont interdits par le régime communiste au pouvoir. Après la guerre, il écrit toute une partie de son œuvre en français, abandonnant totalement sa langue maternelle. Il meurt à Paris en 1995.


Né en 1972, Stéphane Barsacq grandit à Moscou, dans une famille aux ramifications russes et françaises. Après ses études secondaires au Lycée Condorcet à Paris puis à l’Université Paris-IV, il travaille comme grand reporter pour la presse écrite et publie dans de nombreuses revues (Europe, L’Infini, Commentaire...). Il devient directeur littéraire à partir de 2001. Il a publié Cioran, éjaculations mystiques, au Seuil (2011).