Théâtre et canapé
Cycle Luigi Pirandello
Troisième épisode : Vêtir ceux qui sont nus
Vêtir ceux qui sont nus © Elizabeth Carecchio
Cycle Luigi Pirandello
Troisième épisode : Vêtir ceux qui sont nus
Vêtir ceux qui sont nus © Elizabeth Carecchio
Spectacle créé le 5 janvier 2006 au Théâtre National de Strasbourg
de Luigi Pirandello
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
Film réalisé par La Compagnie des Artistes
avec
Sharif Andoura : Le Consul Grotti
Cécile Coustillac : Ersilia Drei
Gilles David : Ludovico Nota
Antoine Mathieu : Franco Laspiga
Thierry Paret : Alfredo Cantavalle
Hélène Schwaller : Madame Onoria
Anne-Laure Tondu : Emma
Production Théâtre National de Strasbourg
Texte publié à l’Avant-Scène Théâtre, dans une traduction de Ginette Henry, janvier 2006
-
Revoir :
>> Les Géants de la Montagne
>> Six personnages en quête d'auteur
Chaque semaine, nous vous proposons de suivre l'actualité de la création du spectacle Comme tu me veux à travers des vidéos, des podcasts, des interviews. Parallèlement, nous vous ferons découvrir Luigi Pirandello autrement, à travers des archives exclusives et des captations.
Cette semaine, place à Vêtir ceux qui sont nus !
Stéphane Braunschweig et son équipe travaillent à la création de Comme tu me veux de Luigi Pirandello, qui sera présentée à partir du 13 janvier au Théâtre de l'Odéon, 6e. Depuis Vêtir ceux qui sont nus au Théâtre National de Strasbourg en 2006, Stéphane Braunschweig se passionne pour le grand auteur sicilien dont il a également mis en scène Six personnages en quête d’auteur (2012) au Festival d’Avignon, et Les Géants de la Montagne (2015) à La Colline - Théâtre national.
Une jeune femme rate son suicide, mais séduit les journaux par ses malheurs, attirant à elle un écrivain en mal de romanesque. À peine Ersilia a-t-elle profité de cette notoriété inattendue qu'elle est prise au piège de ses propres mensonges. L'écriture épouse le vertige croissant d'une femme qui craint de n'être personne au milieu des fictions médiatiques ou littéraires qu'elle suscite. Avec cette pièce qui questionne la nudité de la vie sous le voile des histoires que chacun se raconte, Stéphane Braunschweig aborde pour la première fois l'œuvre de Pirandello.
Découvrez la captation de la mise en scène de Stéphane Braunschweig.
ERSILIA - Servir… obéir… ne pouvoir être rien… Une tenue de travail, défraîchie, que, chaque soir, on accroche au mur, à un clou. Seigneur, quelle chose épouvantable que de ne plus se sentir vivre dans la pensée de personne ! - Dans la rue… - J’ai vu ma vie, je ne sais pas, avec le sentiment qu’elle n’existait plus, comme si je l’avais rêvée… avec toutes ces choses autour de moi, les quelques personnes qui passaient dans ce jardin à midi, les arbres… ces bancs… - et je n’ai plus voulu, je n’ai plus voulu être rien…
Luigi Pirandello, Vêtir ceux qui sont nus, acte I, traduction Ginette Henry
[…] Dans Vêtir ceux qui sont nus, Pirandello apporte certainement un éclairage prémonitoire sur ces processus de victimisation tels que nous les connaissons aujourd’hui dans notre fameuse société du spectacle parvenue au stade de la « télé-réalité ». Il met en scène aussi – cela va avec – le déballage public de l’intime, et le processus de déformation ou de reconstruction de la réalité qu’induit tout discours sur soi. En « humoriste » qui a sans doute bien lu Ibsen, Pirandello ne peut s’empêcher de scruter le chaos intime des êtres réels derrière les belles images auxquelles chacun voudrait ressembler, il fait impitoyablement tomber leurs masques tout en sachant peut-être que leur nudité ne donnera pas accès pour autant à leur vérité… Il sonde et avive ainsi notre regard de spectateur – qui aime s’embuer du malheur des autres ou percer leur secret – avec l’intention délibérée de ne pas le satisfaire : quand l’art se fixe l’ambition de laisser la vie surgir dans ce qu’elle a d’informe et d’irréductible, c’est le spectateur qui est nu.
Stéphane Braunschweig, novembre 2005
[…] D’ordinaire l’artiste ne s’occupe que du corps : l’humoriste s’occupe à la fois du corps et de l’ombre, et parfois plus de l’ombre que du corps. Il note tous les bons tours de cette ombre, comment tantôt elle s’allonge et tantôt grossit des flancs, comme pour faire la nique au corps qui pendant ce temps ne la mesure pas ni ne s’en soucie.
Luigi Pirandello, « L’humorisme », Écrits sur le théâtre et la littérature, Folio Essais…
>> Dossier pédagogique de la pièce
L’écriture de Vêtir ceux qui sont nus par Pirandello et sa mise en scène par Stéphane Braunschweig, ont pour origine des faits divers qui firent grand bruit.
L’affaire du RER D en 2004
L’histoire d’Ersilia m’a rappelé cette jeune femme qui avait prétendu avoir subi une violente agression raciste dans le RER : comme si se poser en victime était devenu pour elle le seul moyen d’échapper à l’anonymat de la vie moderne, le seul moyen d’exister dans une société qui précisément passe son temps à fabriquer des people, inventant des stars d’un jour ou donnant à des « gens normaux » la chance de devenir la vedette du reality show de leur propre vie. Exister comme victime, c’est un peu retrouver la parole qu'on a l'impression de n'avoir jamais eue, c’est se sentir vêtu quand on se croyait nu. Et voilà qu’avec la complicité de notre compassion et celle des médias toujours prêts à la nourrir – une compassion singulièrement avide en ces temps de panne de projet politique, où le sentiment prégnant de notre impuissance à agir nous porte plus à l’empathie avec ceux qui souffrent qu’à l’admiration de ceux qui tant bien que mal cherchent précisément à agir –, voilà que les victimes se fabriquent comme les idoles et les stars, qu’il y en a de plus belles que d’autres, de plus émouvantes, de plus tragiques, de plus héroïques…
Stéphane Braunschweig, novembre 2005
En juillet 2004, une jeune femme de 23 ans affirme avoir été victime d’une agression antisémite dans le RER parisien. A l’heure de pointe, une bande de jeunes l’aurait attaqué, tailladé le visage et dessiné des croix gammées sur le ventre. Dans le wagon, personne n’aurait bougé. Les politiques et les médias s’emparent de l’affaire, dénonçant la lâcheté des français, l’antisémitisme ordinaire. Mais quelques jours plus tard, la jeune femme admet en garde à vue qu’elle a tout inventé.
L’histoire d’Adelaïde Bernadini en 1895
[En 1895] En août, un quotidien de Rome avait fait une place importante dans les pages locales à la tentative de suicide d’une jeune femme de vingt-huit ans, Adelaide Bernardini. Fille d’un secrétaire de la Préfecture, de famille aisée, elle s’était retrouvée orpheline et sans famille ; le consul d’Italie à Smyrne l’avait engagée comme institutrice. Revenue à Rome, ne trouvant pas de travail et victime d’une grave déception sentimentale, elle avait choisi de mourir plutôt que de mener une vie indigne d’elle. Enfermée dans sa chambre d’hôtel près du Panthéon, elle avait avalé de l’opium. Quelques jours plus tard, les journaux diffusèrent la nouvelle que la jeune femme, secourue et emmenée à l’hôpital, avait été sauvée (La Tribuna, 15 et 17 août 1895). L’affaire fit un certain bruit à Rome et intéressa Luigi Capuana qui, après avoir pris connaissance du fait divers, se proposa de venir en aide à la jeune femme, l’accueillit chez lui et finit par en faire sa femme en 1908.
Pirandello fut accusé de plagiat par la veuve de l’auteur Luigi Capuana. Il déclara en retour « il me paraît ridicule que quelqu’un puisse m’accuser de plagiat parce que, pour l’antefatto d’une de mes pièces – ce qui s’est passé avant que l’action commence – je me suis servi, comme j’en avais pleinement le droit, de certains ‘documents’ humains comme on dit, de certains faits, d’épisodes de la vie réelle desquels furent témoins, tout comme moi, beaucoup de mes amis à présent devenus vieux, parmi lesquels il m’est cher de rappeler Lucio D’Ambra, Ugo Fleres, Saya. Des choses qui sont arrivées et qu’en vérité, il y a bien des années, tout le monde a pu lire dans la rubrique estivale des faits-divers d’un quotidien de Rome avant qu’elles ne soient racontées dans une nouvelle de ce vrai et grand maître de l’art du récit que fut Luigi Capuana, avec sa façon bien connue de raconter qui n’a absolument rien à voir avec la mienne» (L’Epoca, 22 novembre 1922).
D’après l’introduction d’Alessandro D’Amico à Vêtir ceux qui sont nus, Maschere nude, t. III, traduction Ginette Herry.