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Janvier 1984, le Théâtre de l'Europe voulu par Giorgio Strehler – directeur du Piccolo Teatro de Milan – et le gouvernement français, a quelques mois d'existence. Dans l’éditorial du premier numéro de la revue Théâtre en Europe, le metteur en scène italien revient sur les raisons qui l’ont amenées à vouloir d’un théâtre européen, et sur la nécessité d’une fraternité culturelle européenne.

" Nous avons conscience que nous vivons un moment difficile pour les institutions européennes : aussi nous ne lançons pas au hasard de simples signaux. Il nous apparaît clairement, en effet, que l’Europe peut naître non seulement sur des bases politiques ou économiques, mais sur le réalité et sur la perspective d’une rencontre dialectique entre les forces intellectuelles et culturelles qui existent en elle depuis des siècles, au-delà des frontières, au-delà de l’histoire sanglante de notre continent, pour dessiner concrètement le profil de l’homme européen.
L’idée d’un théâtre de l’Europe vient de très loin : elle remonte à ces voyages continuels et émouvants des grandes compagnies de la Commedia dell’Arte dont les noms – Les Ardents, Les Unis, Les Fidèles – sont déjà en eux-mêmes tout un programme, le signe d’une volonté et d’un amour.
Aujourd’hui, ce projet de notre histoire passée redevient nouveau pour nous, grâce au geste généreux du gouvernement français et de Jack Lang qui ont voulu, avec nous, donner vie à une idée qui avait besoin de confiance et d’aide.
La France, cœur toujours vivant de l’Europe, a construit avec nous ce lieu d’échanges, de relations, qui n’est pas un simple festival, ou un simple point de rencontre, mais un lieu concret – le théâtre de l’Odéon à Paris – où les différents hommes de théâtre européens, qui se connaissent trop souvent de loin, puissent développer leur travail avec une fraternité d’intentions n’excluant pas la diversité et même l’opposition esthétique.
Nous n’avons pas peur de la différence, si elle est pure, et ne représente pas uniquement la mode d’un instant. Nous croyons que l’Europe est belle parce qu’elle est pleine de contradictions, parce qu’elle est dialectique et faite de voix et de sons différents, les unes remplissant les vides laissés par les autres. C’est pourquoi nous pensons que les metteurs en scène, les acteurs, les décorateurs et les techniciens européens – en somme, tous les gens qui font le spectacle – doivent se sentir concernés par l’envergure de l’entreprise et prendre conscience que ce théâtre est aussi le leur.
Théâtre de l’Europe : un lieu où se remplissent des vides culturels réciproques, où sont représentés différents points de vue sur la culture des différents pays, avec une cohérence esthétique qui est seulement celle de la sincérité et de la poésie des êtres humains à travers la travers la personnalité  différente des créateurs et des protagonistes, en suivant les poètes que l’Europe a donnés au cours des siècles et continue à donner. Cette réflexion proposée sur la poésie et la vérité doit aider notre collectivité à vivre plus intensément et à mieux se comprendre. Nous avons toujours pensé le théâtre comme une institution morale, comme un geste responsable : le Théâtre de l’Europe ne veut pas renoncer à ce principe.
Dans les grandes idées de l’homme il existe toujours une part d’Utopie. L’Utopie fait partie de la réalité, le rêve fait partie du réel : et cette idée d’un Théâtre de l’Europe pour l’Europe, qui existe dans les cœurs mais pas encore dans les institutions, a sa part d’Utopie. Mais c’est l’Utopie de la fraternité, celle qui surpasse nos mœurs, nos langues, pour nous dire que nous sommes tous des êtres humains, qui pensent, qui ont des idées et des sentiments semblables quand ils réussissent à casser ce mur illusoire derrière lequel chacun de nous croit se protéger, et qui engendre une solitude toujours plus désolée et toujours plus glacée.
Aujourd’hui, à quelqu’un qui nous demanderait si ce théâtre d’une Europe qui n’est pas encore née est bien nécessaire […], nous répondrions qu’il faut construire des maisons, des institutions, les défendre et croire en elles au moment où des séismes gigantesques secouent la terre et où tout semble perdu pour toujours. Il est facile de construire et de reconstruire sur le terrain de la sécurité : il est nécessaire de le faire, et de le refaire, là où il y a menace de destruction, et aujourd’hui plus que jamais, à un moment où plane sur nous le danger de la catastrophe ultime.
Un théâtre […] dans une Europe rêvée, dans une planète bouleversée où la terreur et la violence règnent dans l’ère du délire atomique, quoi de plus inutile ?
Ou de plus nécessaire pour défendre, même de la manière la plus infime, l’existence de l’homme ? "